ORPHELINS SIDA INTERNATIONAL - Parrainage d’enfants - Aide aux enfants victimes du Sida

Témoignages

Philippe, fondateur de Thandanani :

Les enfants abandonnés et les orphelins dont je partage la vie depuis quinze ans m'ont rendu féministe. Ce n'est pas un hasard si le Sinomlando Centre, le centre de recherche en histoire orale que je dirige à l'université du KwaZulu-Natal, a réalisé plusieurs enquêtes sur la condition des femmes dans notre région. Il forme par ailleurs divers groupes de base à la méthodologie des "boîtes de la mémoire" par lesquelles les familles touchées par le sida – en fait des femmes principalement – sont encouragées à raconter leur histoire aux enfants pour rendre ceux-ci plus résilients. La problématique du genre informe aussi mon enseignement, non seulement à Pietermaritzburg mais à Louvain-la-Neuve où je suis professeur invité depuis 2001.
La raison de cet intérêt pour les rapports entre hommes et femmes est bien simple. Qui dit enfant dit mère. Si les enfants ne connaissent pas la femme qui les a mis au monde, elle est présente dans leurs fantasmes et leur imagination, souvent de façon lancinante. "Dis-moi où est ma mère." Quand leur mère est connue, ce qui est le cas dans la majorité des cas, d'autres questions surgissent: pourquoi est-elle seule? Pourquoi travaille-t-elle autant? Dans les quartiers pauvres, presque tous les enfants sont élevés par des femmes seules, mères ou grand mères. Les pères sont absents de leurs vies. Ils errent de femme en femme, indifférents au sort des enfants qu'ils ont procréé souvent sans le savoir.

Sous nos yeux se produit une révolution que trop peu d'intellectuels, de décideurs politiques et de responsables spirituels ont pris le temps d'analyser. Le mariage est en train de disparaître. Il ne survit que chez ceux qui peuvent s'en permettre le coût élevé. En Afrique du Sud il existe une corrélation étroite entre mariage et niveau de vie. Pour se marier, la coutume impose au fiancé de verser une dot à la famille de la fiancée. La somme est énorme, tellement énorme qu'il faut souvent, si on la chance d'avoir un emploi, toute une vie pour la payer. Les rares mariages qui ont lieu dans les paroisses africaines concernent des gens âgés, qui sont accompagnés de leurs enfants et petits enfants. De plus en plus, le mariage devient l'apanage des classes moyennes. Tous mes collègues africains à l'université sont mariés: ils en ont les moyens!
La crise du mariage est un signe de l'instabilité qui marque les familles. Il en est d'autres. Bien souvent, les mères désertent leurs enfants pour acquérir une formation ou trouver du travail. C'est ce qui explique l'importance qu'ont prises les grand mères dans l'éducation des enfants. Mais qu'on le veuille ou non, ce n'est pas la solution. Fatiguées et déprimées, ces femmes sont mal équipées pour la tâche. Quand les enfants grandissent, elles sont incapables de leur imposer leur autorité. Là réside, selon moi, la cause principale du taux élevé de criminalité qui caractérise l'Afrique du Sud.
Le sida n'arrange rien. Il mine ce qui reste des structures familiales, condamnant les enfants à une précarité accrue. Les femmes, surtout celles qui sont qui ont entre quinze et vingt-quatre ans, sont les plus touchées par l'épidémie. L'Afrique du Sud détient le triste record du plus haut taux de viols dans le monde. Les rapports sexuels violents favorisent la transmission du virus.
Sans travail et sans famille, déracinés et insécurisés, les hommes n'ont que la sexualité pour s'affirmer et restaurer – faussement – une image de soi positive. Pour être un homme, il faut des petites amies, et plusieurs à la fois si possible pour être sûr de ne jamais en manquer. La crise de la masculinité est un des facteurs qui contribuent le plus à la diffusion du VIH. J'en vois les signes partout. Dans l'institution où se trouvait Sibusiso, on a relevé récemment cinq cas de viols ou de tentatives de viols entre enfants. Là aussi il y a une conspiration du silence. Les adultes ne répondent que mollement au problème. Les vingt-huit grossesses d'adolescentes dans l'école de Thandazile sont un autre exemple. C'est à croire que, pour ces jeunes, la sexualité est la seule manière de s'affirmer.
Dans une déclaration récente, les évêques catholiques sud-africains ont cru bon de manifester leur opposition à l'usage du préservatif comme moyen de protection contre le sida. L'abstinence et la fidélité dans le mariage constituent, pour eux, la seule réponse au fléau. En théorie, ils ont raison bien sur. Si les deux partenaires, le mari y compris, sont fidèles, le risque de contamination est écarté. Mais dans quel pays vivent ces évêques? Ne savent-ils pas qu'en Afrique du Sud l'homme marié est une espèce en voie de disparition? Quel message ont-ils pour toutes ces femmes et ces hommes auxquelles les conditions de vie interdisent à jamais la stabilité du mariage? Le discours ecclésial est complètement décalé par rapport à la réalité culturelle et sociale.

Mais je ne voudrais pas paraître désabusé. Quand, il y a deux ans, nous nous sommes réunis, mes enfants et moi, pour la première fois dans notre nouvelle maison, je leur ai demandé comment nous allions appeler le lieu où nous habitions. Ils n'ont su que répondre. Par défaut, la maison a pris le nom de Pelham, du nom du quartier où nous résidons. Mais j'ai remarqué, après quelques semaines, qu'ils avaient donné un nom au groupe que nous formions. Pour eux, nous sommes "la famille". Une famille de substitution, certes, mais une famille quand même. Peut-être est-ce une leçon pour la société sud-africaine. Qu'il s'agisse du sida, de la violence sexuelle ou de la criminalité, aucun progrès n'est possible sans la reconstitution d'unités de vie où les hommes et les femmes se respectent entre eux et prennent soin de leurs enfants. Le modèle traditionnel africain de la famille étendue résiste mal à l'urbanisation et à la modernité. Le modèle familial occidental, d'inspiration chrétienne, reste cantonné à une élite. Pour répondre à la crise il est urgent d'inventer de nouveaux modes de conjugalité et de parentalité.

Cette lettre vous aura rapprochés, je l'espère, de l'Afrique du Sud, un pays très prometteur aux antipodes de l'Europe. Avec mes enfants de Pelham, et tous ceux qui partagent ma vie, je vous adresse mes salutations amicales.

Philippe